Elle s’appelait Sheri. Elle était l’outil de l’amour, le soldat invisible, témoin d’épreuves, de sentiments avoués. Elle était née humaine. Ça oui. D’ailleurs, elle se souvient à la perfection de son enfance. Tu te disais, parfois, lors des nuits trop longues, que si tes parents ne t’avaient pas abandonnés au château, tu aurais été plus heureuse. Tu aurais eu une meilleure vie et tu n’aurais pas fini comme pantin d’une magie qui te dépasse. Sheri, elle a grandi au château après y avoir été déposée. Elle a fait les basses tâches qui s’accommodaient si bien avec ses basses origines. Nettoyer les écuries, nettoyer les cuisines, nettoyer les linges. Comme si récurer tout réussirait à te rendre propre, éventuellement, à un certain niveau. Comme si ta crasse était inscrite sur ton front. Tiens, si le seigneur en avait eu l’occasion, il n’aurait pas hésité à te le plaquer au fer chaud sur le sommet de ta tête. Heureusement. Sheri était invisible. Elle passait inaperçue, entre le foin puant et les pelures de patates bonnes pour les cochons.

Puis un jour, sans comprendre, elle fut jetée dans une bassine d’eau chaude, avec du savon, qui normalement était réservé aux apparats des grands jours. Mais au lieu de les frotter, ce fut elle qui fut récurée, de haut en bas. Elle ne comprenait pas, Sheri, ce qui lui arrivait. Personne ne lui en avait parlé. Personne ne l’avait préparé. Ainsi, quand elle se retrouva devant le fils du roi, de cinq ans son ainé – ou six, elle ne sait plus très bien – Sheri ne put s’empêcher de trembler. Déjà, parce qu’elle avait froid, dans cette petite tenue qui ne faisait rien pour la protéger. Puis, le regard de Peace ne l’assurait pas beaucoup. Ah, si elle avait su.

Sheri n’était pas un être humain. Elle n’était qu’un bien comme un autre, que le prince s’empressa de posséder. Dans les livres de Storybrooke, la nuit qu’elle passa serait classifiée sous le terme de « viol ». Tout ce qu’elle entendait, dans les couloirs, dans les bouches des bonnes, c’était à quel point elle était chanceuse d’avoir été choisie par Peace. Sheri haït son propre corps, ses seins qui poussaient, ses formes qui se dévoilaient. Elle vomissait les regards du prince sur elle, retrouver cette bassine d’eau chaude, certains jours, qui signifiaient qu’elle avait l’extrême honneur de dormir dans un vrai lit. Après les faveurs sexuelles et le feu brulant qui lui rongeait les entrailles.

Sheri, elle ne sait pas à partir de quand elle commença à apprécier ce rythme. A partir de quand son corps fut finalement prêt, trop tard seulement, pour voir l’avantage d’être l’une des catins du prince. Certains disaient favorite. Le bout de viande qu’elle était, quoiqu’il en soit, apprit à aimer son traitement, à ne plus se forcer, tant que ça, pour sourire face à Peace. Elle commença même à attendre les entrevues avec le prince. Elle ne le savait pas, parce qu’elle ne le connaissait pas, ce qu’elle vivait, c’était l’amour.

Sheri aimait son prince. De son corps, de son âme. Elle lui donna un bâtard, qui lui brisa les os du haut de ses seize ans. Il finit comme nourriture pour les chiens, mort-né. Tant pis, elle en aura encore deux de Peace, avant que celui-ci ne décide de se marier, avec une princesse digne des couches officielles de son statut. Sheri ne récurait plus la crasse. Elle rafistolait les vêtements royaux, récupérait les faux coups de ciseaux, appris les secrets des perles et des broderies. Sheri était dans les fausses apparences.

Elle croyait que Peace l’aimait. Jeune sotte qui ignorait le mot amour, qui, pourtant, le subissait. Elle croyait qu’il se tournait toujours vers elle, parce que sa femme ne lui convenait pas. Elle était la favorite. Jusqu’à ce que le prince ne change de goût. Que la silhouette de Sheri ne rappelle plus l’enfant en développement, mais bien une femme adulte, parfaitement développée. Prise de panique de perdre Peace, son Peace, Sheri partit à la recherche d’une légende.

Cette légende, elle s’appelait Agape. Elle était racontée comme étant celle qui écrivait l’amour, qui le dirigeait, qui le notait, l’évaluait, l’accordait. Sheri s’enfuit du château et de la couche de Peace, parcourant le royaume, pendant presque un mois, affamée, apeurée. Puis, finalement, elle trouva la légende. Elle trouva celle qui écrivait l’amour. Pourtant, elle n’était nulle part. Désespérée, désemparée, elle s’empara du seul objet de valeur qui trônait sur une table : un petit carnet, brodé d’or. Elle le feuilletât, jusqu’à ce qu’un ombre se dresse dans son dos. C’était Agape. La femme, la silhouette affaissée par le temps, furieuse de s’être faite ainsi pillée, maudit Sheri. Elle voulait obtenir le véritable amour. Agape déchira le feuille qui lui était dédié, réduisant en miette les potentiels amours de Sheri. Elle n’aurait que le poids de la solitude, de voir le monde vivre de ce sentiment unique, tandis qu’elle dépérirait, seule. Agape asservit Sheri, qui quittait un seigneur pour obéir à un autre.

Les premières années furent pénibles. Sheri multipliait les tentatives pour retourner jusqu’à son bon prince, se doutant fort peu que celui-ci l’avait déjà oublié. D’un autre côté, elle fut forcée par Agape à apprendre le mot amour, à placer les différentes définitions possibles de ce sentiment, de cette relation, de ce châtiment. Et quand bien même elle se forçait à oublier, le savoir ne disparaissait pas, transmis, indéniablement. Puis, un jour, Sheri parvint à s’échapper, à retrouver les traces du château, à pénétrer dedans sans se faire remarquer. Et la vérité la frappa, quand elle posa son regard sur un Peace assistant au couronnement de son frère. Il ne l’avait jamais aimé. Il ne l’avait jamais considéré. Car, quand il regarda Sheri dans les yeux, il ne la reconnut pas.

La reconnaissance. Un des points de l’amour, qu’Agape avait réussi à lui apprendre. Sheri, détruite, le cœur laminé, elle retourna dans la demeure de sa nouvelle maitresse, incapable d’aller ailleurs, dirigée par cette magie qui lui parcourait les os. Après une période où elle fut inconsolable, Sheri abandonna l’espoir d’aimer encore. Agape le lui avait dit, qu’elle ne connaitrait jamais de véritable amour. Elle la crut et tut son cœur.

Les âges ne passaient pas, sur Sheri. Car l’amour n’a pas d’âge. Elle observa la civilisation grandir, les hommes changés, les amours s’éveiller, mourir, renaitre. La légende devint un mythe, le mythe, un oublié. Agape fini par rendre son dernier souffle, son espérance de vie touchant à sa fin. Ce fut ainsi que Sheri devint le nouveau écrivain de l’amour, obtenant, finalement, le carnet doré qu’elle avait un jour tenté de dérobé. Elle pleura la mort d’Agape, qui était devenue sa seule compagnie, presque une amie. Sheri chassa les heures de solitude. Elle commença à s’instruire, refusant de rester cette pauvre sotte ignorante qu’elle avait été un jour, refusant de tomber dans le pièges de l’humanité. Elle lut les philosophes, les sages, les romanciers, les pessimistes, les optimistes. Tous ceux qui apparaissaient selon les époques. Elle voyagea très peu, se contentant de créer l’élément fondateur de la vie dans la tanière aménagée qui lui servait de demeure. Car l’Amour n’avait pas besoin de voir les horreurs du monde pour s’exprimer dans ceux qui le demandaient.

Et comme l’amour est aveugle, elle ne vit pas la malédiction arrivé. Au contraire, elle la sentit sur la mine de son crayon quand elle écrivait l’amour, pleurant de la menace qui les engloutit tous.



Tu t’appelais Romane, tu te souviens ? Tu étais une jeune femme intelligente, et tu le cachais. Ou plutôt, tu ne le criais pas si les toits. Tu connais la différence que cette déclaration suppose. Tu te disais écrivaine, bien que l’inspiration ne t’atteigne pas souvent. Romane était malheureuse, épouse d’une certain Peace, mari infidèle qui travaillait à Boston. Autant dire que tu ne le voyais pas très souvent. Mais tu t’étais fait une raison. Du moment qu’il ramenait de l’argent que tu étais incapable de gagner, toi, Romane, t’étais heureuse, dans ta bulle de malheur.

Romane, elle passait des heures à errer dans Storybrooke, à étudier son environnement pour s’en inspirer, trouver des idées pour ses histoires d’entremetteuse qu’elle écrivait. Tu vivais du fantastique pour combler les lacunes cruelles de ta vie. Et quand tu t’ennuyais, tu travaillais comme vendeuse au modern fashion. Elle avait toujours été douée avec les vêtements, résidu de l’enseignement de son père. Le monde lui paraissait plat, l’était, surement. Elle sentait un élément vital lui échapper. Romane, dans son ignorance platonique, mettait cela sur le compte de l’absence de son mari.

Tu ne sais pas très bien comment, ni pourquoi, mais les gens lisaient les nouvelles que tu arrivais à écrire. Et pourtant, tu refusais toujours de voir le monde, de te rendre aux conventions et aux colloques. Parce que, l’air de rien, tu avais un doctorat en littérature anglaise et orientale. Mais tu te sentais incapable de quitter Storybrooke. D’ailleurs, ça te semblait pas très logique, parce que du haut de tes vingt-quatre ans, t’aurais jamais pu finir aussi tôt. Ta mère te traitait de génie. Elle avait pas si tort que ça… (certains prétendent que en plus de sauter des classes, tu aurais sauté des profs, mais ça reste à prouver.)

Puis, finalement, la malédiction vacilla, se brisa.

Romane retrouva son nom, sa mémoire, sur ses années de vie volées, son rôle, son savoir. Le carnet dans lequel elle était en train d’écrire perdit toutes les notes gribouillées pour retrouver ses bordures dorées et des lignes indéchiffrables de romances. Depuis lors, Sheri a repris son rôle d’écrivain de l’amour, préférant le titre d’entremetteuse – ça attire moins l’attention. Elle a perdu son habitude casanière, se balade dans la ville, voguant entre les couples, les observant de loin, notant les évolutions, parfois griffonnant pour les âmes solitaires et les éternels insatisfaits.