« Tu n’as jamais rêvé d’être Cendrillon ? »

Harley hocha la tête en signe de négation. L’autre fille leva les yeux aux ciels, et ses pensées devinrent limpides aux yeux de la jeune Watson : « quelle petite prétentieuse à la vie dorée qui ne peut rien espérer qu’elle n’ait déjà » se disait-elle. Pourtant la vie de sa camarade était loin d’être aussi reluisante qu’elle daignait le laisser penser. Harley cultivait une certaine image d’elle-même. Elle souhaitait paraître fière, audacieuse et bénie par la vie. C’était un bon mensonge dans lequel elle prenait plaisir à se draper pour oublier la misère, ou plutôt la sécheresse dans laquelle elle vivait en réalité. L’argent n’était pas un problème, et en même temps il était la clé du problème. Elle pouvait tout avoir d’un claquement de doigt, il suffisait qu’elle se plaigne d’un manque d’attention, ou qu’elle surprenne ses parents en plein adultère - ce qui arrivait plus souvent qu’elle ne l’aurait voulu, pour que l’objet de ses désirs lui tombe entre les mains. C’était devenu un jeu dans lequel elle excellait. Et parce qu’elle n’était matériellement plus à plaindre, elle réalisait tout ce qui lui manquait en dehors de ce qu’elle pouvait obtenir d’un claquement de doigt. Et ce qui lui manquait n’était pas aisé à obtenir. Une famille soudée, la reconnaissance et même l’admiration de tous, une beauté qui ne laisse personne indifférent, une facilité à créer des liens, tisser des amitiés solides et pleines de sens … Autant de choses qui lui échappaient, et qu’elle désirait par conséquent par-dessus tout !

« Cendrillon fait le ménage à longueur de temps, et a simplement la chance d’avoir une marraine puissante … Trimer toute sa vie et attendre qu’un hasard te donne tout, non je ne vois pas l’intérêt de rêver d’être Cendrillon … C’est bien le conte le plus improbable qui existe ! Où est la morale ? »

Bien sûr, Cendrillon finissait par avoir toutes ces choses qui manquaient cruellement à Harley, mais quel intérêt à le dire ? Elles n’étaient pas suffisamment proches pour que l’autre idiote connaisse ses espoirs secrets.

« La morale c’est qu’il ne faut jamais désespérer, que malgré tout le mal qu’on puisse subir, il faut garder la tête haute, car les choses finissent toujours par s’améliorer ! » Harley ricana. « Se laisser frapper dessus et attendre que ça passe ? Quelle écervelée peut faire ça ?! Et combien il y a de chances, dans la vraie vie, pour que la situation s’améliore comme par miracle ? Aucune. Cendrillon est un conte stupide pour apprendre aux petites filles à rester à leur place, et pour s’assurer qu’elles fassent docilement ce qu’on attend d’elles, on leur fait miroiter un espoir. Ça ressemble à de la dictature cette histoire ! » L’autre fille ouvrit la bouche un instant, puis la referma avant qu’aucun son ne puisse s’en échapper. De toute évidence, Harley avait réussi à la moucher. Il fallait être bien naïve pour croire encore à ces contes d’un autre temps à l’époque moderne. Le petit côté révolutionnaire d’Harley lui faisait rejeter toute entrave. Et elle se pâmait d’être la fine fleur des femmes de son temps. Rien ni personne ne lui disait ce qu’elle devait faire, en revanche elle excellait à donner des ordres à tort et à travers, même s’ils étaient rarement écoutés. Dans sa tenue vestimentaire, elle souhaitait affirmer sa féminité, ayant tendance à porter toujours un peu plus court que la moyenne les habits traditionnels. Son visage était paré de fonds de teint, d’ombres à paupières pailletées, de larges traits d’eye-liner , et de blush pétillants. Rien dans son allure n’était laissé au hasard, car Harley aimait attirer l’attention. C’était de cette manière qu’elle entendait s’affirmer et montrer qu’elle existait. Mais personne ne comprenait réellement son message. On ne la détestait pas forcément pour autant, seuls ceux qui subissaient les attaques de sa langue fourchue avaient réellement à se plaindre d’elle. Les autres en arrivaient au mieux à compatir, rejetant la faute sur ses parents fantômes, au pire à la considérer comme une prostituée en devenir, une grue de plus noyée dans le chaos du monde moderne.

« Un peu de féérie ne te ferait pas de mal Harley … tu gagnerais à ressembler à une princesse plutôt qu’à une prostituée. »

Les yeux d’Harley manquèrent de sortir de leurs orbites, tant la répartie de sa camarade l’avait pris de court. Elle n’ignorait pas ce qu’on disait d’elle, mais tant que cela ne correspondait pas à ses attentes, elle s’évertuait à passer au-dessus. Et finalement, l’autre cruche lui donnait une occasion de remettre les pendules à l’heure :

« Mais je ne veux pas être une princesse, je veux être la princesse ! »