C’est la dernière maison de la rue à gauche, celle qui donne directement sur le port depuis l’atelier où Evan a élu domicile il y a maintenant plusieurs années. C’est une petite bâtisse sur deux étages, étroite mais haute, où le rez-de-chaussée constitue un appartement et l’étage supérieur, où ‘on a abattu les murs, l’atelier de peinture du propriétaire. L’atelier est une seule et immense pièce, remplie de matériel, de tableaux de train de sécher, de bouquins pour lui servir d’inspiration, de croquis oubliés, et autres objets plus ou moins hétéroclites. En bordel, l’atelier est à l’image de son occupant, Evan Smith, qui y passe plus de temps qu’à l’étage du bas. Âge de 26 ans, Evan est ce qu’on pourrait appeler un artiste accompli. Le jeune homme est incapable de se souvenir de quand exactement il s’est intéressé à la peinture, mais il sait que son intérêt pour le dessin lui vient de son plus jeune âge, alors qu’il gribouillait déjà avec tout ce qui lui tombait sous la main. Né dans une famille favorisée, il n’a jamais eu de mal à exercer sa passion et obtenir qu’on lui trouve du matériel, cachant à ses parents ses mauvais résultats scolaires en leur mentant sans scrupules, se fichant de ses études du moment qu’on le laissait dessiner en toute sérénité. Deuxième fils d’une fratrie de trois garçons, il ne s’est jamais entendu avec ses frères Stephen et Richard, étant d’une nature solitaire et changeante. Dès qu’il l’a pu, Evan a mis les voiles, ou du moins en est-il persuadé : Angleterre, France, Italie, Allemagne, Nouvelle-Zélande, Chine, Japon, Australie, il est persuadé d’avoir fait le tour du monde, et ce pendant quatre ans, après une dispute plus violente que d’habitude avec son frère aîné. Forçant la main à ses parents pour qu’ils financent son voyage, Evan en a profité pour s’épanouir complètement dans son art, apprenant diverses techniques de peinture aux quatre coins du monde. Pour cet esprit perpétuellement agité, ces voyages lui ont permis de prendre du recul sur sa situation familiale, et même de les occulter complètement –sauf pour leur rappeler de lui faire ses virements mensuels- pour se concentrer uniquement sur lui-même et ses tableaux. Remarquablement doué, Evan a trouvé dans la peinture un exutoire pour son caractère particulièrement retors : colérique, agité, Evan ne tient pas en place et souffre de troubles du comportement que seule la peinture lui permet de canaliser. Personnalité borderline, le jeune homme est sujet à de violents changements d’humeur, passant du rire à la colère la plus noire en un battement de cils sans qu’il n’y ait nécessairement d’explications. Remarquablement intelligent, il sait comment se débrouiller pour obtenir ce qu’il veut, que ce soit en essayant de manipuler son entourage ou en usant de la force ; il supporte mal qu’on puisse lui dire non et change très rarement d’avis, même s’il est évident qu’il est en tort.
Néanmoins, Evan est conscient de son caractère impossible à vivre et, régulièrement, dans un accès de lucidité et d’humilité, tente d’y remédier en se montrant plus conciliant. Dans ces moments de grâce qui sont les phases de « bonne humeur », Evan tente de se rattraper auprès de ses proches, se montrant plus protecteur, plus aimable, et plus disponible. Evan sait pertinemment qu’il a un gros problème de comportement mais est incapable d’y trouver une solution malgré ses efforts désespérés pour devenir une meilleure personne ; ses démons et ses sautes d’humeurs lui reviennent toujours irrésistiblement, sans qu’il ne puisse réellement lutter contre. Bien qu’il ne le montre guère, il souffre énormément de cette situation et de sa propre instabilité qui le coupe de toute relation normale avec une personne normale, et il s’accroche désespérément aux rares personnes qui tiennent encore à lui, sans pouvoir pour autant s’empêcher de leur faire subir son impossible caractère. Il sait que ses rares amis sont extrêmement précieux pour son bien-être et son fragile équilibre, et dans la mesure du possible, sera toujours là pour eux quel que soit le problème, même s’il faut un jour qu’il en aide un à faire disparaître un cadavre. Loyal et fidèle, il compense ainsi ses sautes d’humeur et ses colères, comme pour se faire pardonner… Son mal-être profond, il le transmet dans ses tableaux. Il n’a pas de style particulier, empruntant des techniques à tous les courants artistiques, les mélangeant sans scrupule, ou innovant avec ses propres astuces pour créer un style tout à fait unique, le sien. Son sujet de prédilection : ses rêves. Evan est quelqu’un qui rêve énormément et se souvient de tous ses songes nocturnes, sans exception, souvent confus et tourmentés. Les peindre lui permet de les représenter avec plus de clarté et, en un sens, de les exorciser. Paysages dantesques, portraits très réalistes, caricatures, scènes impressionnistes, cubisme, sa peinture s’adapte à son monde intérieur. Artiste solitaire, il déteste qu’on vienne le déranger pendant qu’il travaille, mais n’a aucune difficulté à en parler lors d’expositions ou de vernissages ; en général, il est plus sociable et ouvert après avoir fini un tableau, faisant même preuve d’un humour un brin cynique qu’on ne lui soupçonnerait guère dans ses phases sombres. Funambule sur le fil de ses humeurs, Evan continue à peindre comme un forcené et essayer d’être aimable et avenant plus souvent, en espérant qu’un jour il trouvera une solution à ses problèmes…





Tout aurait dû être simple pour Evan dans le monde des contes. Mais la vie est ainsi faite que rien ne se passe jamais comme prévu, et ceux qui avançaient d’un air confiant sont les premiers à tomber au fond du gouffre. Dans le monde des contes, Evan s’appelait Envy, le prince Envy ; un nom qui allait à merveille à l’être ambitieux qu’il était alors. Fils cadet du roi Dorian, Envy était le deuxième né derrière son frère Wary et devant son benjamin Merry. Bien que n’étant pas l’aîné, Envy avait toujours manifesté une plus grande intelligence que ses deux frères et un certain intérêt pour les affaires du royaume ; son côté un poil manipulateur en faisait un excellent diplomate, et n’était pas bagarreur de nature, maintenir la paix dans le royaume était l’un de ses principaux objectifs. Doté d’une imagination débordante, il s’amusait à inventer mille et mille solutions aux problèmes du pays et tout le monde, lui inclus, était persuadé qu’il accèderait au trône à la place de Wary jugé trop belliqueux.
La famille royale était dotée d’une particularité qui lui était unique : ce royaume était dirigé par des marchands de sable. Dorian et ses trois fils étaient tous trois marchands de sable et, à l’aube de chaque nuit, s’assuraient que tous les habitants reçoivent comme il se devait les rêves les plus agréables pour se remettre de la journée passée. Envy, encore une fois, s’était révélé le plus doué des trois frères, celui dont les pouvoirs étaient les plus remarquables tant par la qualité que par la puissance des rêves qu’il insufflait chez ses gens. Tout indiquait qu’Envy serait le prochain roi… Si ce n’était ses légendaires sautes d’humeur et ses accès de violence imprévisibles que personne ne contrôlait, lui encore moins que les autres.

Sautes d’humeur qui plus d’une fois avait effrayé son entourage et fait capoter une alliance politique ou économique qui aurait pu être utile au royaume ; si bien que le roi Dorian attendit patiemment l’âge de raison de ses trois fils, surveillant les uns et les autres, et lorsque l’heure de la désignation de son successeur arriva… Envy tomba de très haut en découvrant que son caractère changeant et peu fiable lui avait valu de se voir évincé de la succession. Une décision que le jeune homme, d’une sensibilité qui côtoyait de très près la susceptibilité, prit comme une véritable trahison et jura de se venger. Mettant à contribution ses grands talents de manipulateur comme de marchand de sable, il réussit à dresser ses deux frères l’un contre l’autre en influençant leurs rêves de sorte à souffler à leur subconscient l’animosité qu’il voulait voir régner entre les deux ; et à la lumière du jour, venait renforcer leurs soupçons en glissant sans avoir l’air d’y toucher les petits phrases qui achèveraient de leur mettre la puce à l’oreille. Finalement, à force de patience et de stratagèmes peu louables, Envy parvint à convaincre Merry de quitter le royaume, lui laissant entendre que leur père ne le laisserait jamais monter sur le trône et qu’il risquait de s’attirer les foudres de leur aîné, qui ne manquerait pas de lancer ses hommes à ses trousses sitôt sur le trône. Convaincu par les paroles d’Envy, Merry quitta le château pour n’y jamais reparaître. Débarrassé de cet obstacle gênant, Envy se rapprocha de son aîné, se plaçant en ‘homme de la situation’, le confident, le bras exécutif idéal pour le jour où Wary deviendrait roi. Le plan était simple : gagner sa confiance, tout connaître de ses plans pour le royaume, et s’arranger pour les empêcher d’amener le succès escompté. Leur père se rendrait alors compte que Wary était un incapable, et Envy serait couronné à sa place…
Mais comme tous les plans militaires, rien ne se passe jamais comme prévu. Envy avait confié ses plans à la seule personne dans le royaume en laquelle il eût confiance : Kerberos, son cousin et unique ami dans le château familial. Ce dernier et le prince se connaissaient pratiquement depuis leur naissance, et jamais l’un n’avait trahi la confiance de l’autre jusqu’à ce jour. Mais Kerberos, déchiré entre son amitié pour son cousin et son devoir en tant que sujet, alla finalement révéler les plans d’Envy au roi et à l’héritier du trône. Au terme d’un procès endiablé, il fut décidé qu’Envy échappait à l’échafaud mais devait quitter le royaume pour n’y revenir que lorsque le nouveau roi le permettrait. Furieux d’avoir été trahi par la seule personne en qui il avait placé sa confiance, et furieux de se voir jeté du royaume et obligé d’attendre qu’on veuille bien l’y convoquer de nouveau, Envy jura de ne jamais y remettre les pieds, mort ou vif, et la nuit de son départ frappa une dernière fois en faisant appel à toutes ses ressources magiques pour changer les rêves de chaque habitant en sombres cauchemars, dont on dit que certains ne se réveillèrent pas…

Lâché dans la nature, le marchand de sable renonça au nom d’Envy pour ne plus se faire appeler que « Sandman », et voyagea plusieurs années sans jamais se fixer nulle part. Trompé par son unique ami, il prit la résolution de ne plus s’attacher à personne et tient parole plus de deux ans avant de faire la rencontre de Zéphyr. Pendant ces deux années, Sandman avait vécu en faisant commerce de son don à des fins plus ou moins louables, tant qu’elles étaient rentables ; et quand les affaires n’étaient pas bonnes en s’adonnant en vol. Zéphyr aurait dû être une victime comme une autre, mais elle réussit à percer son jeu à jour alors qu’il cherchait, comme pour son frère, à gagner sa confiance pour mieux la poignarder dans le dos. Curieusement pourtant, le marchand de sable avait fini par s’attacher à sa future victime, et il ne put s’empêcher de ressentir du soulagement quand elle lui avoua avoir compris ses intentions. Si la tentation de partir aussitôt avait été vivace, quelque chose en Zéphyr l’avait retenu. Leurs nombreux points communs ? Sa gentillesse malgré la trahison tout juste évitée ? La dette qu’il avait par conséquent envers elle ? La capacité qu’elle avait à apaiser sa rage et sa rancœur ? Il l’ignorait et n’aurait probablement jamais de réponse à cette question ; toujours était-il qu’il resta assez longtemps avec Zéphyr pour apprendre à mieux la connaître, et prendre la résolution de rembourser sa dette en faisant payer son ancien maître pour ce qu’il lui avait fait subir.

Quittant sa nouvelle amie en lui jurant de revenir une fois sa mission accomplie, Sandman s’était mis en route et, une nouvelle fois, avait croisé le destin d’une autre personne : Bloodwell, une jeune sorcière qu’il côtoya pendant son voyage, faisant d’elle sa compagne de route. Ils faisaient la paire tous les deux, le marchand de sable et la petite sorcière… Dommage que la malédiction soit venue mettre un terme à leur quête avant même de toucher au but.