La musique mise à fond résonnait dans le petit salon de coiffure presque vide. Dansant sur les accords Shoot to Thrill et massacrant allègrement la chanson, Sora passait le balais. Elle avait encore une bonne heure avant le prochain rendez-vous et en profitait tout naturellement pour faire le ménage tout en se détendant. Après tout, elle était seule et elle était la patronne. Elle faisait ce qu'elle voulait n'est-ce pas ? Que la vie était belle ! Sur que ce n'était pas vraiment ce que ses parents voulaient lui apprendre en l'envoyant aux Etats-Unis. De toute évidence, elle n'apprendrait jamais à se conduire en adulte responsable. Le syndrome de Peter Pan, que ça s'appelle. Et la japonaise ne voyait pas le mal à ça : elle gagnait suffisamment d'argent pour payer le loyer et même assez pour se permettre de refaire sa garde robe ; elle n'avait d'ennuis avec personne et elle gérait tout toute seule. A vrai dire, les choses marchaient tellement bien qu'elle aurait bien besoin d'une autre paire de mains. C'est d'ailleurs pour ça qu'elle avait mis des petites annonces un peu partout dans la ville en début de semaine. Il y en avait dans le journal, chez Granny, au Rabbit Hole et j'en passe. Impossible que quelqu'un qui chercher du travail ne passe à côté. Et pourtant, personne ne s'était encore présenté. Oui, oui, elle sait c'est encore récent. Encore une chose qu'elle devait apprendre : la patience.

En attendant ce début de matinée était aussi agréable que d'habitude : réveil en musique, petit déjeuner à base de confiture et assez d'eau chaude pour sa douche. Puis elle avait enfilé un slim et une chemise noire à manches courtes avant de courir dans son appartement pour récupérer son trousseau de clé, son porte monnaie et son portable et fourrer le tout dans son sac à main. Ensuite, comme d'habitude, elle avait filé au salon pour tout mettre en place avant l'ouverture, ouverture suivie de quatre rendez vous -deux colorations, une coupe à la tondeuse et des mèches- et voilà où elle en était de sa journée trois heures plus tard. Le ménage finit, elle baissa le volume pour attraper le bouquin qui traînait dans son sac et s'installer dans un des fauteuils destinés aux clients qui devaient attendre. La pièce était impeccable, les instruments rangés et la paperasse à peu près à jour : elle avait bien mérité une petite pause.

Elle n'eut même pas le temps de finir un deuxième chapitre que la cloche de la porte d'entrée sonna, l'avertissant aussi surement que le petit Bonjour de l'arrivée de quelqu'un. Abandonnant aussitôt son livre, Sora se leva avec un grand sourire pour accueillir la jeune fille -ok, moins jeune qu'elle-. « Bonjour. En quoi puis-je vous aider ? » Bizarre que quelqu'un se pointe comme ça, sans rendez-vous, mais pas vraiment inhabituel. Il y avait toujours un ou deux clients pour préférer prendre rendez-vous en personne plutôt qu'au téléphone...

De toute évidence, la visite n'avait pas du tout pour sujet la prise d'un futur rendez-vous pour une coupe de cheveux -et la jeune fille n'en avait pas vraiment besoin, de toute façon-. Bon, ok, il y avait bien une ou deux mèches qui demandaient une petite égalisation mais.... On arrête là. Il fallait vraiment que Sora travaille sur cette stupide manie d'analyser toutes les coupes de cheveux qu'elle voyait. Rendant son sourire à la jeune femme, elle serra doucement la main tendue. En tant que japonaise le geste ne lui semblait toujours pas familier, même au bout d'un an. Surement quelque chose qui ne changerait pas, comme son stupide accent qui la faisait remarquer partout où elle mettait les pieds. Tant pis. Ce n'est pas comme si elle avait jamais apprécié passer inaperçue. La prit note du nom de sa locutrice mais préféra la laisser finir avant de se présenter elle-même. Et, de toute évidence, Mallowin semblait bien décider à continuer de parler et exposer par le détail les raisons de sa venue. Sora se demanda avec amusement si elle avait conscience de ne même pas lui laisser le temps de répliquer. Pas que ça la dérangeait, que ce soit dit en passant. Au contraire, elle adorait les gens qui faisaient preuve d'enthousiasme et de détermination.

Ce qui l'arrangeait plutôt bien quand on pensait que l'étrangère venait en fait en réponse à sa petite annonce. Quand elle disait que la vie aux Etats-Unis lui souriait ! Cela ne faisait même pas une semaine qu'elle cherchait une assistante et voilà déjà une volontaire ! Sérieusement, si elle était restée au Japon, jamais elle n'aurait osé imaginer avoir son propre salon et son premier employé en un an. Et pourtant voilà où elle en était aujourd'hui. Bon, maintenant il ne restait plus qu'à faire comprendre aux autres que, oui, à 19 ans on pouvait parfaitement être patronne d'un commerce quel qu’il soit. Parce que, de toute évidence, cette Mallowin n'avait pas pensé une seule seconde qu'elle pouvait peut être avoir à faire à la "gérante" comme elle le disait. Heureusement, la coiffeuse ne se vexait pas facilement et, surtout, ne prenait pas en compte ce genre de méprises bien courantes. C'était tout à fait compréhensible, elle l'admettait volontiers. « Tout aussi enchantée. Je m'appelle Sora Matsui et je suis la propriétaire du salon alors je suppose que vous pouvez vous à adresser à moi. »

Sora continua de parler tout en guettant la réaction de son interlocutrice, désireuse de ne rien louper. Ce genre de déclaration lâchée sur le ton de la conversation avait souvent le don de ne pas être prise au sérieux par la plupart des gens et il était toujours amusant de voir leurs expressions faciales à l'entente de ses mots. Prenons donc ça comme un premier test pour la jeune femme. « Je dois vous prévenir que le travail ne sera pas forcément passionnant : majoritairement de la comptabilité, de la paperasse et du ménage. En espérant que ça ne vous décourage pas...»

Le petit sursaut qui prit la jeune Mallowin quand Sora lui annonça être la propriétaire des lieux n'échappa pas du tout à cette dernière. Réprimant un sourire moqueur, elle l'observa même froncer légèrement les sourcils sans pour autant l'interrompre. Sceptique mais apparemment désireuse de rester polie pour faire bonne impression au cas où la japonaise disait la vérité. La brune ne se fit donc pas priée pour continuer avec des détails propres au poste pour lequel son aînée venait postuler, ne laissant en rien paraître à quel point elle détaillait les réactions de sa peut être future employée. A vrai dire, si elle avait apprécié l'enthousiasme et la détermination dont cette jeune femme avait fait preuve elle aimait un peu moins sa retenue. Elle préférait de loin la franchise à cette attitude prudente et réservée. Cependant, si elle avait vraiment besoin d'un travail, elle pouvait comprendre qu'elle ne souhaitait pas foutre en l'air toutes ses chances. C'était tout de même la réaction qui aurait convenu pour la plupart des employeurs. Et elle ne pouvait pas savoir que l'excentrique Sora n'était pas de ceux-là. Surtout quand elle doutait que Sora soit vraiment un employeur potentiel. Enfin, la réaction en soit restait minime par rapport à ce que la coiffeuse avait pu voir avant. Dire qu'il y en a qui l'avait directement accusé de mentir !

Mademoiselle Matsui. C'était bien la première fois qu'on l'appelait ainsi ! Et c'était d'autant plus choquant quand elle s'était enfin habituée aux règles de politesse et de bienséance américaines bien moins compliquées et importantes qu'au Japon. Mais à vrai dire, ce n'était pas très important par rapport au reste de la tirade. Que pensait donc cette Mallowin ? Si Sora pouvait comprendre sa perplexité, elle n'appréciait pas du tout que l'on mette sa parole ainsi en doute dans son propre salon. A son opinion, elle n'avait absolument pas besoin de se justifier et encore moins de prouver que ce qu'elle disait était bien vrai. Et malgré que ce ne soit surement pas l'intention de son interlocutrice, elle se sentait bel et bien insultée. Et quelque peu agacée par cette perte de temps durant sa pause. « Et bien figurez vous que j'y vois des inconvénients. D'une, je n'ai aucune envie de déranger mes dossiers en fouillant dedans pour un quelconque papier qui vous conviendrait. De deux, je n'apprécie guère d'avoir à prouver quoi que ce soit dans mon propre salon. Et de trois, il semble me rappeler que je ne suis pas celle qui vient ici à la recherche d'un travail. Si vous doutez tellement de ma parole, je suis sure que vous pouvez toujours trouver une place de serveuse au Rabbit Hole. » Si les mots n'étaient pas prononcés avec colère ni même agacement, il n'en restait pas moins que le ton de la japonaise était délibérément je m'en foutiste. Après tout, elle avait géré ce salon seule depuis presque un an maintenant, elle pouvait bien continuer ainsi. Ce n'était pas comme si il y avait la moindre concurrence dans la petite ville. Elle attendit donc de voir la réaction la jeune femme à ses propos qui, s'ils étaient francs, manquaient cruellement de tact. Mais c'était ainsi qu'était Sora : franche et directe.