« Je ne peux rien promettre mais c'est bon de savoir que tu pourras me piéger et me remettre dans le droit chemin si ça arrive. » Sheri lui adressa un clin d’œil complice, ne doutant pas une seule seconde de la facilité avec laquelle Grace irait vers la personne qui lui était destinée. Elle était plus débrouillarde et aventureuse que certains enfants qu’elle avait rencontrés. Elle était plus courageuse que la petite fille que l’entremetteuse eut été, il y a de cela bien des années. Sheri ne se faisait aucun souci Grace, qui ne cessait de lui réserver des surprises par les questions qu’elle pouvait bien poser. « Et pour toi, comment ça se passe ? » Sheri papillonna des yeux jusque Grace, ne s’attendant pas à ce que le sujet tourne sur elle. Pourtant, la jeune fille avait le plus grand sérieux du monde sur ses traits. Ce n’était pas une interrogation bégnine. Oui. Elle se doutait bien que ce n’était pas aussi simple pour elle. « Tu écriras aussi ton nom à côté d'un autre un jour où tu n'as pas accès aux informations sur ton histoire d'amour ? » Sheri eut un mince sourire, rayonnant, un peu triste, un peu fatigué, aussi.

Ca remontait à si longtemps, pour elle, ces histoires d’amour. Elle avait beau les écrire, Sheri, elle n’aurait jamais la satisfaction d’y gouter. Plus jamais. C’était un peu cruel, que son seul amour, se soit terminé d’une bien mauvaise façon. Et dire qu’elle s’était fermée aux possibilités d’un véritable amour, sans qu’elle ne le sache. Une délicieuse petite cruche. C’était pour cela que Peace l’aimait tant, surement. Elle revint dans le temps présente, haussant légèrement les épaules. « Je n’en ai pas le droit. » Ce fut un murmure, tandis qu’elle revoyait Agape déchirer la page qui lui était dédiée. « Mon mentor m’a expliqué que je devais me dédier corps et âme à ma tâche. » Elle l’avait haïe pour ça, de longues années. Avant que la sagesse ne commence à la pénétrer et qu’elle se mette à comprendre ce qui était en jeu. Il y avait plus qu’elle. Il y avait cette humanité qui l’attendait, ces solitaires rêveurs qui avaient besoin d’elle.

Sheri passa une main dans ses cheveux, avant de plonger sa main dans sa poche, effleurant du bout des doigts son carnet. Un sourire frais, et heureux, se posa sur ses lèvres. Le deuil était passé depuis bien longtemps. Ce n’était pas un détail comme celui-ci qui l’empêcherait de vivre. « C’est pourquoi, au lieu d’aimer très fort une personne en particulier, j’aime chaque individu, qu’ils soient bons ou mauvais. » Elle laissa passer une courte pause. « Je ne peux pas vraiment interdire à quelqu’un d’aimer juste parce qu’il ne m’inspire pas confiance. » Cela, pourtant, paraissait très tentant à certaines personnes. D’autre, elles, cherchaient à forcer l’entremetteuse à lier deux noms. Mais l’amour n’était pas aveugle et elle n’était pas corruptible, contrairement à ce que certains se désespéraient. Sheri était impartiale dans ses choix, ce qui la rendait parfaite pour son métier. De l’amour tendre, mais stricte.

Ne pas interdire… Pourtant, c’était ce qu’on lui avait fait. Elle fronça les sourcils à cette réflexion, s’arrêtant dans sa marche, s’emparant de son carnet. Sheri devait vérifier un détail, une petite information, qui n’avait jamais attiré sa curiosité jusque aujourd’hui. Dans ses premières années, elle avait été trop soucieuse de sa petite personne pour s’y intéresser. Mais… Ses doigts feuilletèrent le carnet, passant par-dessus de nombreux noms, sans s’arrêter sur sa page déchirée, elle arriva sur celle d’Agape. Qui était là, intacte. Elle échappa un petit rire.

S'il y avait bien une réaction à laquelle Grace ne s'attendait pas c'est le sourire qui répondit à ses questions. C'était le genre de sourires que personne n'avait vraiment envie de voir. Doux ; un peu mélancolique ; triste. Ceux qui disent que la personne en a trop vu, trop vécu. Ceux qui révèlent une douleur toujours présente mais acceptée comme inévitable. Comme une vieille amie. La phrase murmurée confirma toutes les appréhensions de la petite fille. « Je n’en ai pas le droit. »

A partir de là, Sheri avait perdu l'écolière. Elle avait beau essayer de s'accrocher à ce que la Romancière tentait de lui expliquer -une part d'elle-même comprenant la logique de l'affaire : Sheri vouait sa vie à l'amour des autres, le sien était donc hors de question-, tout son être rejetait l'affirmation en bloc. Ça n'avait aucun sens. Rien de tout cela n'avait de sens. Parler de l'amour comme si c'était un droit ? Comme si quelqu'un avait le pouvoir de l'accorder ou de le nier ? Cette simple idée paraissait malsaine et contre-nature. Encore plus quand il s'agissait de priver la messagère de l'Amour de ce qui constituait son travail. Ça faisait partie de la nature de Sheri, pour l'amour de Dieu ! Surtout qu'elle même avouait ne pas avoir cette prérogative. Il allait falloir que quelqu'un explique à la petite Grace pourquoi sa compagne se refusait ce qu'elle accordait à tous. Parce que si la petite fille faisait toujours tout son possible pour tirer informations et sagesse des adultes qui avaient la gentillesse de prendre de leur temps pour lui expliquer clairement la réalité des choses, il y avait des fois où elle avait irrésistiblement envie de leur expliquer comment elle voyait le monde. Et elle s'en privait rarement.

Elle resta donc à tourner le problème dans tous les sens quelques minutes, les sourcils froncés de concentration avant d'abandonner. Elle perdait du temps à essayer de trouver un sens à ce qui n'en avait pas. Sheri et elle étaient arrêtées au milieu du trottoir, les idées bien loin du couple dont elles avaient fait leur mission. Et tandis que la petite fille prenait la résolution de ne pas accepter la réponse de son aînée, cette dernière fouillait son carnet. Qu'à cela ne tienne, Grace ne pouvait deviner ce à quoi pouvait bien avoir pensé la Romancière. Tout ce qu'elle pouvait faire c'était de lui donner son avis sur le sujet. « C'est n'importe quoi. Tu dis que tu n'as pas le droit à l'amour mais ensuite tu expliques que tu ne peux en priver personne. Je suis la seule à trouver ça contradictoire ? » Et ce n'était que le début des contres-arguments qu'elle avait rassemblé. « Sans dire que si tu suis cette logique et que quelqu'un tombe amoureux de toi, tu n'es pas la seule à ne pas avoir le droit à ta chance. Et puis vraiment, je ne vois pas en quoi ça constituerait un obstacle pour ton travail. On dit bien que pour maîtriser son sujet il faut le connaître par coeur, non ? En quoi vivre une histoire d'amour pourrait être un mal quand on travail sur les histoires d'amour ? » Le dernier argument qu'elle avait n'en était pas vraiment un, c'était plus histoire de détendre l'atmosphère. Grace osa donc un petit sourire avant de reprendre la parole. « De toute façon, dans tous les contes il ne faut pas écouter les mentors. Soit ils sont méchants et ils mentent, soit ils ne connaissent pas toute la vérité et il y a des moyens de faire ce qu'ils pensaient impossible. »

Sheri se serait-elle trompée toute sa vie ? Agape le lui avait souvent répéter : il suffisait d’y croire, la magie se chargerait du reste. Si la page de son mentor était intacte, avec des noms qui provenaient d’une autre époque, cela voulait-il dire que l’entremetteuse, elle aussi, avait droit à une autre chance ? Ou alors, était-ce tout autre chose ? Sheri voulait y croire. Et en même temps, toutes ces années passées à regretter cette page manquante l’empêchait d’embrasser pleinement la possibilité. « C'est n'importe quoi. » Elle sursauta légèrement, reprenant pied dans la réalité, se remémorant la présence de Grace, le froid de l’hiver, leur poursuite d’amoureux – qui semblait si peu importantes sur le moment. Elle battit des cils, constatant avec un léger sourire, l’expression consternée de la jeune fille.

« Tu dis que tu n'as pas le droit à l'amour mais ensuite tu expliques que tu ne peux en priver personne. Je suis la seule à trouver ça contradictoire ? » Sheri resta silencieuse, écoutant plus qu’attentivement les propos de Grace, se souvenant avoir pensé exactement de la même manière, un ou deux siècles auparavant. « En quoi vivre une histoire d'amour pourrait être un mal quand on travaille sur les histoires d'amour ? » L’entremetteuse échappa un petit rire, laissant Grace terminer. Une fois que la remarque sur son mentor fut terminée, remarque qu’elle ne souligna pas plus que cela, elle hocha la tête. L’important, c’était d’y croire, non ?

Sheri serra ses mains, tout en serrant son carnet. Elle inspira. « Tu as raison. Mais qui te dis que je n’ai pas eu d’histoire d’amour par le passé ? » Ça avait été le cas. Une douce erreur, qui l’avait amené jusqu’à Agape. Epoque éloignée, où rien n’était facile pour la petite sotte qu’elle avait été. « Dans mes premières années, je suis tombée amoureuse d’un prince. Ça avait tout pour être une grande histoire des contes qui forgent notre monde. » Elle fit une brève pause, se souvenant du magnifique de Peace, avant de le revoir au bras d’une autre femme. « J’étais une servante, sa favorite, pendant un temps. » Elle passa brièvement les détails, ne voulait pas que Grace s’accroche sur cette partie de l’histoire. « Puis il fut promis à une autre princesse. J’étais désespérée et j’ai cherché après l’entremetteuse de l’époque – mon mentor. »

La scène se rejouait sous ses yeux, se voyant parcourir le royaume pour tracer les maigres indices qui la mèneraient à Agape. Elle se souvint, encore, de sa joie, quand elle trouva la demeure de sa maitresse. « Je pensais qu’elle m’aiderait. Ce qu’elle a fait, mais pas tout à fait de la manière que j’attendais… Quand je suis arrivée jusque chez elle, elle était absente et j’ai tenté de dérober ce carnet que voici. » Elle montra son bien le plus précieux, un sourire amusé sur les lèvres. « Le hasard a voulu que ce soit l’objet le plus précieuse d’une entremetteuse. Elle est arrivée peu de temps après, me prenant sur le fait, me punissant pour ma faute : on ne dérobe pas l’amour. » Ah ça non. Elle mima un instant l’expression de son maitre, quand elle la sermonna sur ses actes.

Agape était un mentor sévère, mais aimante, toujours. Elle fut plus importante, pour Sheri, que ses parents, certaines servantes, ou même Peace. Parfois, elle regrettait encore la disparition de son amie. Heureusement, maintenant qu’elle prenait l’occasion de découvrir le monde par elle-même, elle découvrait des personnes comme Grace, qui illuminait son horizon. « A l’époque, je croyais à l’amour. Mais j’y croyais mal. Je pensais que supplier l’entremetteuse serait suffisant pour m’apporter l’amour que je désirais. Ce prince, cependant, n’était pas fait pour moi. J’étais trop fixée sur lui que pour prendre la peine de le comprendre. M’interdire de connaitre le véritable amour fut mon prix à payer. Ce qui n’aurait pas changer grand-chose. J’aurais refusé toute personne qui n’était pas ce prince… » Ah, elle ne regrettait pas une seconde d’être parfaitement différente de la Sheri qu’elle avait été, bien des années auparavant. « Mais Agape n’était pas cruelle. Elle ne me laissa pas ainsi. Elle me prit sous son aile. Je suppose que j’avais besoin d’un choc d’envergure pour comprendre que Peace ne m’appartenait pas. Eh puis me voilà ! Crois-moi, je t’aurais tellement exaspérée auparavant. » Elle rit, d’un rire sincère. Oui, la perspective de ne pas avoir droit à l’amour était déchirant. Mais elle préférait ça que de finir comme une sotte au service de Peace.

« Tu as raison. Mais qui te dis que je n’ai pas eu d’histoire d’amour par le passé ? » Sheri marquait des points. Pas que la petite fille ait imaginé que son aînée était totalement étrangère à la vie de couple, au contraire. Seulement ça calmait un peu l'écolière. Plus que ça, , les confidences qui suivirent la flattèrent même. Bien sur elle considérait la Romancière comme une amie mais jamais elles n'avaient abordé son passé. Etrange quand on savait qu'elles pouvaient passer des heures à papoter. Le plus souvent ce longues discussions avaient pour sujet l'aspect technique du travail de Sheri que Grace trouvait tout à fait fascinant. Dans de plus rares occasions elles argumentaient sur tel ou tel couple qui enthousiasmait ou frustrait la messagère de l'Amour. Une relation simple qui prenait une toute autre dimension avec ces confidences. Grace n'avait peut être pas la même approche sur les relations humaines que les adultes mais elle ressentait que celle-ci venait de gagner en profondeur. Après tout -de ce qu'elle savait- Sheri était une femme discrète qui ne parlait pas facilement d'elle. Son travail, sa mission, pas de soucis. Mais elle, son histoire et ses choix passés... C'était surement la première fois que Grace était là pour l'en entendre parler. Elle écouta donc silencieusement, avec tout le sérieux dont une petite fille peut faire preuve. Elle voulait se montrer digne de la confiance de son aînée.

Elle se retint donc de faire la moindre remarque, de poser la moindre question jusqu'à la fin du récit. Et à vrai dire, elle ne savait pas exactement par où commencer. « Je ne pense pas qu'elle ait seulement voulu t'infliger une leçon... » Pensive, elle se mordit la lèvre inférieure avant de continuer sur sa lancée. « Je veux dire, dans les contes, les mentors choisissent leur successeurs pour les aider à découvrir la vérité sur un sujet, à améliorer leur vie, tout ça. Mais pas seulement. Ils choisissent ceux qui ont les qualités de base requises. Et je crois que c'était ton envie de croire en l'amour qui a poussé le choix de cette femme. » Plus elle parlait et plus Grace se sentait intimidée. Elle ne savait absolument pas de quoi elle parlait, elle exposait juste le schéma narratif des histoires de son enfance. Seulement, leurs vie à tous avaient inspiré ces histoires, non ? « C'est aussi pour ça que je pense qu'elle ne t'a pas interdit l'amour à tout jamais. En tout cas, si c'était une histoire, en tant que lecteur je n'y croirais pas. Mon hypothèse serait qu'elle t'y a fait croire pour faire rentrer la leçon : ce Peace n'était pas pour toi. Mais une fois la leçon totalement intégrée et le bon homme rencontré, l'héroïne -c'est toi- découvre à quoi ressemble véritablement l'amour. » Embarrassée à l'idée que Sheri trouve son petit discours stupide, elle adressa un sourire timide à cette dernière. « Mais je suppose que le temps nous le dira. »