Eleanor se retint de se lancer dans un discours argumenté sur tout ce qui faisait que l'ancienne épouse de Jamie avait un grain. Il faut dire que le journaliste semblait particulièrement attacher au fait de l'excuser et de porter la majorité de la responsabilité de cette sordide affaire sur ses épaules. Il n'empêche qu'elle n'en pensais pas moins : cette femme était folle. Oui, son mari l'avait trompé -pas physiquement certes, mais le fait était qu'elle n'était plus la personne la plus importante à ses yeux et que ce devait faire le même effet-, oui, cela faisait mal mais grand Dieu ! De là à prendre une arme et à la braquer sur quelqu'un ? De là à envoyer son mari à l'hôpital ? Peut importe les raisons qu'elle s'était inventé, il n'y avait rien de moins logique et justifié. La secrétaire se contenta donc de secouer doucement la tête, consciente de ce que rien de ce qu'elle pourrait dire ne ferait changer d'avis son collègue. Il y avait déjà réfléchi et, sans aucun doute, avait eu les mêmes raisonnements -n'importe qui les aurait eu- mais les avait rejeté. Sans doute parce qu'il pensait mériter d'être puni. La vraie question était pourquoi ? Pour avoir fait souffrir sa femme ? Pour avoir entraîner l'homme qu'il aimait là dedans ? Comme si ces choses là dépendaient entièrement de lui... Il faudrait qu'un jour quelqu'un prenne le temps de le lui expliquer et, que s'il s'entêtait encore à penser de la même façon, lui fasse rentrer dans le crâne que tout ne tournait pas autour de lui. C'était peut être une façon un peu crue de dire les choses mais, tête de mule comme il paraissait, ce serait surement la plus efficace. Quand bien même, ce n'était pas le jour pour.

A la façon dont le journaliste serra sa main, Eleanor n'eut aucun mal à comprendre à quel point le sujet était sensible. Comment aurait-il pu ne pas l'être après ce qu'il s'était passé ? Pourtant il fallait bien l'aborder. Jamie ne pourrait pas fuir éternellement les vrais problèmes en se noyant dans le travail, elle ne le savait que trop bien pour l'avoir déjà testé. Elle écouta attentivement l'homme lui expliquer la situation et ses sentiments tout en caressant doucement le dos de sa main de son pouce. C'était un geste dont elle n'avait même pas conscience, elle ressentait seulement le besoin de rassurer son interlocuteur. Ce comportement maternel était d'ailleurs légèrement étrange quand on y pensait, Jamie était le plus vieux d'eux deux. Quand bien même, c'était lui qui avait le plus besoin de soutient actuellement. « Peur de ne plus pouvoir le voir vous dites... Mais n'est-ce pas déjà ce qu'il se passe ? Plus vous l'évitez, plus il sera dur de le revoir, non ? Vous vous condamnez à ne plus le côtoyer pour ne pas être rejeté alors qu'il y a toujours une chance pour que ce ne soit pas le cas. En vous laissant guider par cette peur, tout à fait légitime, je ne dirai pas le contraire, vous laisser filer cette chance. Vous ne trouvez pas cela dommage ? » Lâchant enfin la main de son collègue, la secrétaire se releva avec un léger sourire, preuve qu'elle ne jugeait pas du tout le comportement de ce dernier. Elle se contentait de dire ce qui lui semblait le plus logique. De toute façon comment pourrait-elle juger alors qu'elle ne savait que ce qu'il avait bien voulu lui dire ? « En tout cas, vous avez vraiment une mine à faire peur : je ne sais pas comment vous avez réussi à convaincre les médecins de vous laisser sortir. Je vais vous cherchez un peu de café et voir si je peux vous sauver quelques croissants, un petit-déjeuner tardif vous fera du bien, croyez moi. »

Et avant même d'avoir eu une réponse, elle s'éclipsa. A peine sortie du bureau que les autres employés se tournèrent tous vers elle avec une curiosité et une inquiétude évidente. Elle secoua la tête et ne leur laissa pas le temps de poser les questions qui leur brûlaient la langue avant de se précipiter sur la machine à café. Une fois la tasse en préparation, elle fouilla derrière son bureau pour récupérer les quelques croissants qu'elle n'avait pas encore grignoter. Les pâtisseries dans les bras et la tasse de café chaud dans l'autre main, elle ne prit que cinq petites minutes à revenir dans la pièce qu'elle venait de quitter, bien qu'elle eut un peu de mal à en ouvrir la porte. Déposant son butin sur le bureau, elle offrit un grand sourire à Jamie. « Et voilà, Monsieur est servi ! »

Sincèrement, Jamie ne savait pas trop quoi répondre aux questions de la jeune femme. Après tout, elle n'avait pas tort, loin de là et une part de lui était bien contente d'entendre quelqu'un d'extérieur à toute cette affaire lui mettre l'évidence devant les yeux. Il fallait qu'il arrête de se mettre des œillères et de se cacher derrière de faux prétextes pour camoufler sa lâcheté naturelle. Il avait peur. Voilà tout. Peur de se faire rejeter, certes, peur aussi d'affronter le regard de celui qui en avait appris tant sur lui en si peu de temps, peur de croire qu'il y avait un "eux" possible. Car cette option revenait régulièrement que l'avant de son esprit, quand il se perdait à rêvasser (chose de moins en moins fréquente ces temps-ci cependant); le fait qu'Andrew n'ait pas eu l'air aussi dégouté qu'il aurait pu l'être étant donné les circonstances, qu'il avait même tenu tête à Vera dans l'espoir de la faire cesser sa torture morale à ce moment-là. Il y avait une chance, comme le disait si justement Eleanor; une chance à laquelle il hésitait à croire, refusant d'être plus blessé qu'il ne l'était déjà, car il savait lui, que plus on espère, plus la chute est douloureuse. Alors oui, elle avait raison, mais il ne voulait pas briser le peu d'estime qu'elle pouvait avoir pour lui en lui dévoilant la lâcheté chronique dans laquelle il s'embourbait de plus en plus, se laissant simplement bercer par les mouvements du pouce de la secrétaire sur sa main.

Puis elle ajouta quelques mots qui le firent sourire avant de se lever et de partir comme une flèche en quête de café et de pâtisseries afin de lui faire avaler quelque chose. Jamie voulut lui dire que ce n'était pas la peine, qu'il avait pris un bon petit déjeuner le matin-même (quel sale mensonge soit dit en passant), mais il n'en n'eut pas le temps et bientôt il la vit revenir avec le café et les croissants. Avait-il déjà dit que cette femme était une perle? Oui? Eh bien il le répétait et le repérerait autant de fois qu'il le faudrait jusqu'à ce que les gens en soient aussi convaincus que lui. Elle le méritait amplement et regrettait de ne pas avoir fait sa connaissance plus tôt; peut-être qu'elle aurait pu lui dire que tenir un carnet était une mémorable mauvaise idée et l'aurait peut-être même poussé à s'en débarrasser tant qu'il était encore temps. Mais le passé étant ce qu'il est, il se contenta de profiter des conseils et du réconfort qu'elle lui apportait par ses quelques mots et gestes envers lui alors que, au final, il ne devait pas valoir mieux que son ex-mari. Mais ça il se garderait bien de le dire et grignota un bout de croissant sans grande conviction. Il n'avait pas franchement faim, il fallait bien le dire, ce qui devait expliquer en partie la tête de déterré de 30m de long qu'il tirait ces derniers temps. Ça ne lui enlevait pas ses bonnes manières pour autant.

"Merci Eleanor, j'apprécie votre soutien et votre aide, sincèrement. À ce point-là de ma vie je pense que vous ne pouviez pas mieux tomber..." et c'était vrai. Elle tombait pile au moment où il avait besoin d'une oreille totalement neutre pour s'épancher et se vider la tête de ses problèmes. Certes, ils en parlaient, plus qu'il ne l'avait encore fait, mais c'était peut-être une premier étape: pouvoir en parler pour mieux les appréhender puis les reléguer aux tréfonds de son esprit et ne plus jamais les revoir. "N'hésitez à prendre un café vous aussi. Je sais que je peux faire peine à voir, mais ce n'est pas une raison."

Il détestait d'ailleurs d'avoir l'air aussi fatigué et aussi piteux. Il ne pouvait pas avoir l'air frais et dispo vu ce qu'il s'était passé, c'est certain, mais il ne voulait pas attirer cette pitié abrutie et faussement altruiste dont on le gratifiait un peu trop ces derniers temps non plus.

Eleanor eut un léger sourire quand Jamie se saisit d'un des croissants pour le grignoter du bout des dents. Certes, ce n'était pas grand chose et -rien qu'à le voir- on devinait aisément qu'un croissant ne serait pas suffisant pour le nourrir mais elle pouvait comprendre que ses problèmes lui coupent l'appétit. C'était une réaction plutôt courante. Elle aurait juste souhaité qu'il ait quelqu'un avec lui pour le forcer à manger un peu plus et elle se fit donc la promesse de vérifier au moins qu'il prenne une viennoiserie le matin eu bureau et mange suffisamment le midi. Pour le soir, elle ne pouvait vraiment rien faire de plus. C'était étrange de voir qu'à ce niveau là leurs réactions étaient presque totalement opposé. La blonde, au contraire de son collègue, avait eu tendance à grignoter un peu de tout mais surtout des cochonneries sucrées. Heureusement, elle s'était un petit calmée et recommençait à faire attention à son alimentation bien qu'elle ne se privait plus autant qu'avant. Bref, voir le journaliste manger -même avec mauvaise volonté- était une sorte de victoire.

Les remerciements la prirent un peu au dépourvu comme elle ne comprenait pas vraiment pourquoi elle les méritait. De son point de vue elle avait juste la chance que Jamie accepte de se confier un petit peu en sa présence et elle savait bien que d'autres de leurs collègues auraient aimé aider le journaliste. Cependant elle avait l'avantage de ne pas le connaître -ce qui lui permettait d'être un observateur neutre- et surtout de ne pas hésiter sur la manière de s'y prendre. Puis surement le fait qu'elle ait elle-même des soucis personnels -moins compliqués tout de même- aidait aussi. En tout cas, la blonde eut une nouvelle pensée pour Aiden qui lui aussi était tombé au meilleur moment dans sa vie. Comme quoi, il y avait surement toujours quelqu'un que vous n'attendiez pas pour vous ramasser quand vous en aviez besoin. « Je suis heureuse de savoir que je peux être d'un quelconque soutient. Et n'hésitez surtout pas à venir me voir si vous avez besoin de quoique ce soit. Il faut savoir se serrer les coudes... »

La secrétaire déclina ensuite l'offre de prendre un café. Après tout, elle essayait de faire de nouveau attention à sa ligne et ce n'était pas comme ça qu'elle allait y arriver, n'est-ce pas ? « Merci mais il faut définitivement que j'arrête de grignoter. Ce qui n'est de toute évidence pas votre cas... Ne vous nourrissez-vous donc que de travail ? » La question était délibérément posée sur un ton amusé mais, si elle ne se trompait pas, elle devait être tout ce qu'il y avait de plus vrai. Elle espérait juste que le remarquer ferait prendre conscience à son collègue que ce n'était pas quelque chose de sain. Et il devrait vraiment y remédier s'il ne voulait pas la retrouver un jour devant son palier avec un plat fait maison dans les bras. Sérieusement. Elle en était tout à fait capable. En attendant, il était peut être temps qu'elle se remette au travail -non, Sidney ne considérerait surement pas cette séance de psychanalyse comme du travail-. Eleanor se saisit donc de la pochette de documents qui était la première raison de sa présence dans le bureau. Hésitant un peu à prendre congés, elle se releva lentement. « A moins qu'il y ait quelque chose de plus que je puisse faire je pense que je vais attaquer tout ce boulot avant que Sidney ne nous pique une crise... »