Les jours s’égrenaient dans une lenteur désarmante. J’avais l’impression d’avoir quitté ma génitrice depuis une éternité, son visage s’effaçait graduellement de ma mémoire. Cette femme à la poigne ferme m’avait beaucoup appris mais, dans bien des domaines, j’étais devenue meilleure qu’elle. Son rejet n’avait pas d’autre motivation que sa jalousie. Ce mot lui collait à la peau, et il finirait par lui ôter la vie. Ses pouvoirs l’avaient rendue imbue d’elle-même, et si avec mes frères et sœurs, nous étions sa fierté, j’ai toujours senti sa profonde frustration à ce qu’aucun de nous ne possède de pouvoirs. Mais en quoi pouvions-nous en avoir besoin, alors que nos êtres même baignaient de magie. C’était notre mère, surement davantage que cette sorcière méprisable qui avait copulé avec un dragon dans l’unique but de créer des êtres de pure magie, entre humains et dragons.

Le vent fouettait mes ailes, tandis que mon regard coulait bien plus loin que la forêt en contrebas. L’air batifolait dans mon museau, m’apportant les embruns de mon futur repas. Je dérivais depuis un moment, sans m’être rien mis sous la dent, depuis que j’avais dévoré le reste de ma portée. Nous avions pris pour habitude de nous sustenter uniquement sous forme humaine, pour des raisons pratiques qui m’avaient toujours échappé. Aujourd’hui, je volais de mes propres ailes, et il était temps que j’agisse selon ma conscience. Dans un puissant coup d’aile, je virai de ma trajectoire pour fondre dans une clairière. La biche ne me vit pas arriver, ou du moins manqua-t-elle de rapidité et de puissance face au monstre que j’étais. Sa viande était tendre et son sang frais. Il coulait encore entre mes dents lorsque je repris apparence humaine. Mon ventre accusait le coup de ce repas trop lourd et trop saignant pour ma forme présente, mais la nature était bien faite, et je savais que mon estomac retrouverait son rythme normal.

Une branche craqua derrière moi. Je me tournai sans délai pour considérer la personne ou l’animal qui m’avait surpris. Grande et fière, elle se dressait face à moi, un sourire carnassier aux lèvres, qui réussissait à donner pâle figure à ma bouche ensanglantée.

« Ainsi voici le dernier rejeton de Maléfique, réduit à manquer de prudence au fin fond des bois… »

Sa voix posée ne m’empêchait pas de supposer qu’elle exultait. Et son identité ne m’était pas totalement inconnue. Je ne lui avais jamais été présentée en personne, mais ma génitrice m’avait déroulé un tableau d'elle suffisamment précis et complet pour que notre première rencontre n’en possède aucun trait.

« La méchante reine. » glissais-je entre mes dents écarlates.

Elle eut un rire maléfique qui ressemblait d’assez près à celui qu’avait ma génitrice dans ses innombrables heures sombres.

« C’est ainsi que me nomment mes sujets. Mais tu mérites mieux, fille dragonne de Maléfique ayant mis un terme à la vie de tes frères et sœurs de sang. » Elle me détailla longuement, inspirée par l’allure sauvage que j’arborais, et par la noirceur de mon regard encore si jeune. « Tu as un rôle à jouer dans ce monde. »

Je haussai un sourcil. J’avais beau avoir le sang-froid d’un dragon, il n’en était pas moins enflammé, faisant de moi une bombe capable d’exploser à tout moment. Mais cette femme m’inspirait crainte et respect, et je lui fis l’honneur de conserver tout mon calme, alors qu’elle s’apprêtait à m’aiguiller vers mon futur refuge.